Les messages de la pièce de Thomas Beckett “En attendant Godot” sont-ils toujours pertinents dans la société française d’aujourd’hui ?
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Introduction :
Face à l’idée d’un hypothétique oubli de l’Histoire, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss ne regrettera qu’une unique relique : « La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d’art que ces siècles auraient vu naître. Car les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs œuvres. Comme la statue de bois qui accoucha d’un arbre, elles seules apportent l’évidence qu’au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s’est réellement passé » (Lévi-Strauss, 1993).
Pourquoi ? En effet, pour Lévi-Strauss, les œuvres d’arts sont les traces que laisse la société de chaque époque en imprimant dans le style et la forme ses principes, ses valeurs et l’idéologie dans laquelle elle est immergée. On ne délimite et défini une époque qu’après son passage, qu’après avoir bien discerné le « quand », le « comment » et le « pourquoi ». Plus situationnelle que volontaire, ces changements reflètent presque toujours les péripéties de l’Histoire. A titre d’exemple, les artistes classiques des XVIIe et XVIIIe siècles échappant le Moyen-Age cherchaient l’harmonie alors que leurs successeurs romantiques du XIXe siècle échappant le conventionnel cherchaient nature, passion et spiritualité.
La société française ne fait pas exception. Elle est effectivement l’une des plus marquée par la métamorphose continue qui découle de l’évolution naturelle des idées et des normes. L’après-guerre est un exemple incontestable de l’expression sociétale par les œuvres d’art populaires. Le traumatisme que créent les conflits dévastateurs allant de 1939 à 1945 est surtout évident jalonnant les œuvres d’arts post-guerre : de l’absurde au pessimisme au questionnement de la condition humaine, les artistes montrent que la fin de la guerre ne signifie pas forcément la fermeture des maintes blessures psychologiques endurées, tout le contraire. L’un des artistes les plus expressifs de ces maux post-traumatiques est l’Irlandais Samuel Beckett (1906 – 1989), dramaturge, auteur et pionnier de théâtre absurde. Il se base sur le style théâtral surréaliste des années 50 en y ajoutant une aire pessimiste et existentialiste. Selon Pierre Mélèse, le but de l’artiste pour Beckett est de « trouver une forme qui accommode le gâchis et le désordre » ( Mélèse, P. 1966, p.1381).
L’une des pièces de Beckett les plus expressives des maux de la société française de l’après-guerre est « En attendant Godot » (1952). S’éloignant de toutes les normes théâtrales de l’époque, cette pièce absurde qui ne prend place dans aucun cadre spatio-temporelle ni ne montre aucune intrigue ou but et examine l’absurdité de la condition humaine mêlée au pessimisme surement ressentit par la société française alors dévastée et sans espoir. Une question se pose alors : Les messages de la pièce de Thomas Beckett “En attendant Godot” sont-ils toujours pertinents dans la société française d’aujourd’hui ?
Dans ce qui suit, nous nous évertuerons à élucider le concept de l’impuissance de l’Homme dans l’œuvre ainsi que celui de l’attente pour ensuite nous attarder sur la relation entre l’imploré et l’implorant. Nous décortiquerons enfin la thématique du temps. Ceci se fera tout en montrant la pertinence de chaque thème vis-à-vis de la société française d’aujourd’hui.
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Impuissance de l’Homme
La coutume occidentale veut que l’héro sache qui il est et ce qu’il cherche dans son parcours. Il doit de même savoir se le dire et le faire sans contraintes, pouvoir faire ses propres choix sans être influencé ni obligé et être munit de valeurs uniques sans rejeter d’autres opinions (Birkett, 1987). L’existentialiste Beckett ne rejette pas ce stéréotype de l’héro idéal mais le présente tel qu’il est vraiment, en société, croyant être libre et ouvert.
Dans cette première partie, nous nous évertuerons à étudier le couple, Vladimir/Estragon tout en montrant la pertinence de la présence d’une relation avec la société française d’aujourd’hui. Dans notre exercice, nous ferons en sorte de montrer dans quelle mesure les idées que Beckett se fait de la société française d’après-guerre, qu’il montre par l’intermédiaire de ce couple, sont reflétées ou non par la société française contemporaine.
D’emblée, les vagabonds Vladimir et Estragon sont introduits sans être vraiment présentés. En conflit avec les normes du théâtre et pour mieux démarquer l’absurdité de toute la pièce théâtrale, le peu d’informations que nous donne le dramaturge ne nous laisse entrevoir que l’origine de chaque caractère, et non sa personnalité ou son histoire. La diversité des noms saute à l’œil : Estragon porte un nom français et son compatriote Vladimir un nom slave. Ceci fait écho à la différence d’origine existant en parallèle entre Pozzo et Lucky, le premier italien et le deuxième anglais. Cette opposition de différentes cultures dans une même scène et une même péripétie rappelle la diversité qui existe dans la société française d’aujourd’hui. Plusieurs cultures s’assemblent dans l’attente d’un certain Godot. Etranger ou pas, ils ont le même but, rencontrer Godot.
De même, Beckett présente les deux personnages comme étant très différents mais toujours complémentaires, comme pour dire « il y’a de tout sous les mêmes conditions humaines ». Selon Birkett, cette dualité cache en effet une complémentarité (Birkett, 1987). Effectivement, là où Estragon rêve, Vladimir fait et là où Estragon abandonne, Vladimir se bat :
« ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire.
VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je commence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. » (Beckett, 1952, p. 9)
Pour aller plus loin, nous pourront même dire qu’ils ne se ressemblent que par la misère dans laquelle ils vivent, tant mentale, chose évidente en background, que corporelle.
« VLADIMIR : Comment va ton pied ?
ESTRAGON : Il enfle » (Beckett, 1952, p. 14)
Cette coexistence forcée entre plusieurs cultures mais toujours entretenue dans l’indifférence totale – puisque c’est la misère qui les unit dans l’attente interminable d’être sauvés – est une parfaite image des S.D.F. (sans domicile fixe) en France. Qu’on le veuille ou non, les S.D.F. forment une partie intégrale de la société française contemporaine. En 2012, on a recensé plus de 141000 S.D.F. en France métropolitaine seulement, ce qui montre une augmentation de plus de 50% relativement à la situation en l’an 2001 (Birchem, 2017). Parmi ces S.D.F., on retrouve toutes les nationalités, immigrés, exilés ou Français. Isolé mais appartenant au tout, les S.D.F., tout comme Vladimir et Estragon, témoignent d’une diversité d’origines, de cultures, de traditions, de caractères, de pensées et d’habitudes. Qui dit S.D.F., dit diversité immerge dans un vécu absurde, hors des normes sociétales mais existant à cause de, et par la société française.
Ceci dit, Coe souligne l’idée précédente en préconisant que le message principal de Beckett de par Vladimir et Estragon est la faiblesse des hommes et la futilité de la condition humaine devant la misère qui les enrobe (Coe, 1970). En effet, dans la société d’après-guerre, l’impuissance de l’homme devant sa situation est chose vraie et inchangeable. Face au questionnement d’Estragon quant à l’existence du droit propre, Vladimir lui répond « (avec netteté). – Nous les avons bazardés » (Beckett, 1952, p. 23).
Le traumatisme que cause la deuxième guerre mondiale emmène l’homme à revisiter la notion du possible. Se séparer est possible, mais très impossible. Ils veulent clairement se quitter, mais retombent toujours dans le gouffre inexpliqué de l’impuissance. Du point de vue des deux vagabonds, la venue du sauveur Godot est leur seul espoir. Le futur n’est pas visible et le passé reste plus confortable (Gaudi, 2011).
« VLADIMIR : On peut toujours se quitter, si tu crois que ça vaut mieux.
ESTRAGON : Maintenant ce n’est plus la peine » (Beckett, 1952, p.74)
Si le concept de diversité reste applicable à la société française d’aujourd’hui, le thème de l’impuissance ne l’est plus, dans la mesure où l’impuissance totale n’est effectivement plus présente. Il ne faut pas oublier que l’après-guerre reste une des plus sombres époques pour les Français, ne leur permettant aucune lueur d’espoir que l’errance dans l’attente interminable d’un Godot qui ne semble pas vouloir se montrer. La France de l’après-guerre est très pauvre et détruite, faisant de la condition humaine un concept abordé avec pessimisme, très évident chez Beckett. L’absurdité de cette situation sans issue n’est rencontrée que très rarement de nos jours, dans les recoins les plus délaissés de la France.
La France d’aujourd’hui prévoit des aides aux S.D.F., les écoute, leur tend la main dans la mesure du possible. L’homme n’est plus délaissé. Même s’il erre dans l’inconnu, la société contemporaine n’accepte pas d’avoir une grande partie délaissée à l’impuissance et à l’attente de quelqu’un ou de quelque chose. Aujourd’hui, l’existentialisme prend un détour quelque peu luxueux relativement aux conditions de vie dans lesquelles vivait la société française de l’après-guerre.
Le gouvernement français lance en effet des programmes d’aides aux S.D.F. surtout ceux qui se retrouvent dans l’incapacité de payer un logement (‘Personnes sans abri’, 2021). Outre cet appel lancé par le gouvernement pour palier à l’impuissance des plus impuissants, on retrouve aussi des actes indépendants, qui offrent secours aux S.D.F. Entre autres, nous retrouvons des appels d’inclusion, comme Tomo Kihara, étudiant en France qui lance l’idée permettant d’inclure les S.D.F. dans le débat politique et surtout dans la culture contemporaine (‘SDF : l’inclusion sociale’, 2018).
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En attendant…
Nous arrivons au climax de l’histoire théâtrale de Beckett, qui tourne autour et navigue sur un même contexte, l’attente. Selon Coe, l’œuvre fut originalement intitulée “En attendant” sans même préciser qui nous attendons (Coe, 1970). « Attendre », verbe figurant dans le titre de l’œuvre, n’est autre que l’action directement reliée au concept du temps, mais qui reste essentiellement une action passive par rapport à un temps qui s’écoule en ligne droite. Le participe présent auquel est employé ce verbe dans le titre « en attendant », ne fait qu’allonger cette attente, tant en temps verbal en lui-même qu’en allitérations sonores. Étant dans cette pièce le point central, l’attente n’a qu’une valeur égale au fruit de cette attente. Godot, que tous les personnages de l’histoire attendent, semble à lui seul posséder la réponse finale qui, portant un caractère fataliste, ne parvient jamais à Vladimir ni à Estragon, et encore pis, ne nous parvient pas à nous auditeurs. Le messager de monsieur Godot dit que celui-ci ” ne viendra pas ce soir mais sûrement demain “. Ceci dévêt l’attente de tout sens puisque son but, Godot, semble n’arriver qu’un demain qui en soi-même n’arrive pas. Ce dynamisme d’une action qui semble active mais n’est en fait que transparente, ce contraste au contenu de l’histoire dont les péripéties n’altèrent pas la situation initiale, ce qui fait que la “fin”, la situation finale lui est identique. Plusieurs négations illustrent cela comme dans ce partage de répliques :
« ESTRAGON : Où irons-nous ?
VLADIMIR : Pas loin.
ESTRAGON : Si si, allons-nous-en loin d’ici !
VLADIMIR : On ne peut pas.
ESTRAGON : Pourquoi ?
VLADIMIR : Il faut revenir demain.
ESTRAGON : Pour quoi faire ?
VLADIMIR : Attendre Godot.
ESTRAGON : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?
VLADIMIR : Non. » (Beckett, 1952, p.132)
Ici Beckett jongle entre mouvement et immobilité, suggestion et indécision, assurance et incrédulité, tout ceci en revenant toujours à l’attente de Godot, réponse finale à tout partage de paroles même si incohérente dans le contexte de la question elle-même.
Ou bien encore dans ces deux dernières répliques qui clôturent la pièce sur un ton dans lequel la résignation liée à la condition humaine résonne:
« VLADIMIR : Alors, on y va ?
ESTRAGON : Allons-y.
Ils ne bougent pas. » (Beckett, 1952, p.132)
Il serait peut-être plus judicieux, en s’attardant sur ces dernières phrases, d’en étudier les conséquences sur notre impression et notre opinion autour des deux protagonistes: Le sentiment premier qui prend surface est une sorte de culpabilité teintée de honte face à la vulnérabilité banale et au désillusionnement devant la petitesse de l’homme qui ne reste qu’homme, même à la fin d’une attente qui a semblé durer, qui aurait dû probablement être plus fructueuse.
En contexte de post-guerre, ce concept d’attente en vain reflète toute la notion existentialiste de “condition humaine” : ce questionnement qui nous revient sans cesse et ceci surtout quand le contexte dans lequel nous laissons nos pensées couler à flot est propice à ce fil de pensées, pour devenir une avalanche pouvant frôler la submersion de l’esprit qui ne peut accepter que tout soit en vain. En effet, ce contexte de souffrance étouffe l’espoir et le stoïcisme face à l’inévitable, surtout injuste, prend toute sa place. Ceci dit, évoquer la justice relève du capricieux puisqu’elle n’entre pas en jeu quand il est question de concepts que nous n’avons pas la capacité de contrôler. Ce manque total de pouvoir, qui nous dérobe même de l’opportunité d’être indigné, souligne encore mieux notre vulnérabilité commune et inhérente face aux limitations que nous impose notre humanité.
Il faut bien le dire, la société suit des patterns riches en similarités quand elle se retrouve dans des atmosphères similaires. La pandémie de la covid19 qui a submergé la France en est une illustration adéquate. Mi-Février 2020, la France enregistre le premier décès dû au virus hors d’Asie, donnant au fléau une dimension mondiale. La pandémie ravage le pays, faisant plus de 30 000 victimes en quelques mois, et impose alors un confinement strict sur tous les citoyens. Qui dit confinement, dit attente, une attente jumelle à celle abstraite et artistique de Beckett, mais non moins fataliste. Dans les 4 jours suivant le 12 Mars 2020, les institutions académiques doivent fermer leurs portes, les regroupements sont strictement limités, et soudainement, un confinement strict de deux semaines à domicile devient la règle. Tout change et puis tout s’arrête et stagne. Et la lumière au bout du tunnel reste imperceptible. La fin sera-t-elle différente du début? Cette attente est-elle en vain? Le contexte a changé mais la vulnérabilité humaine réclame victoire et nous en sommes laissés que plus stoïques.
La différence entre l’attente de Beckett et celle que nous a imposé la pandémie réside dans leurs auteurs : la guerre est une construction humaine alors que la maladie, malgré les théories de complots qui surfacent à qui mieux mieux, reste un concept ancien qui en lui-même ne connait pas de ségrégation ni de discrimination, ni de riches ni de pauvres, ni de bienveillants ni de malfaisants ; il ne touche qu’un individu pour son espèce, son humanité. Nous pourrons alors nous interroger si, d’un côté, cela serait un facteur nous soulageant un peu du poids de l’attente, puisque quand on n’a rien à faire dans la création d’un meurtrier, notre impuissance face à ses conséquences nous est plus acceptable: Nous nous donnons le luxe de nous déculpabiliser des horreurs ayant pris conséquences de la pandémie puisque, au tout début, nous n’y avions pas contrôle. D’un autre côté, cette dissociation de l’auteur du crime pourrait être un poids additionnel, puisque notre vulnérabilité en tant qu’espèce n’est dans ce cas que plus ironiquement mise en emphase; nous n’avons pas de choix conscient à faire, nous ne faisons que subir, et même ceci sans vrai choix qui s’y cache derrière.
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L’implorant et l’imploré
« ESTRAGON. – Qu’est-ce qu’on lui a demandé au juste ? […]
VLADIMIR. – Eh bien… Rien de bien précis.’
ESTRAGON. – Une sorte de prière.
VLADIMIR. – Voilà.
ESTRAGON. – Une vague supplique.
VLADIMIR. – Si tu veux. ESTRAGON. – Et qu’a-t-il répondu ?
VLADIMIR. – Qu’il verrait.
ESTRAGON. – Qu’il ne pouvait rien promettre.
VLADIMIR. – Qu’il lui fallait réfléchir.
ESTRAGON. – A tête reposée.
VLADIMIR. – Consulter sa famille.
ESTRAGON. – Ses amis.
VLADIMIR. – Ses agents.
ESTRAGON. – Ses correspondants.
VLADIMIR. – Ses registres.
ESTRAGON. – Son compte en banque. […]
ESTRAGON. – Quel est notre rôle là-dedans ? […]
VLADIMIR. – Notre rôle ? Celui du suppliant. » (Beckett, 1952, p. 22-23)
Le rôle que s’auto-incombent Vladimir et Estragon, plutôt Vladimir, de suppliant est très apparent. Beckett renforce l’absurde de sa pièce en n’introduisant jamais le personnage éponyme, Godot. Qui est ce Godot ? Un personnage principal, existant dans son absence, dont l’introduction est continuellement effectuée entre les lignes. Le dramaturge laisse les observateurs et les lecteurs imaginer l’être ou le non-être qu’est le Godot tant attendu. Dans le mystère où se cache les détails de Godot, l’un pourrait discerner un atout à l’intrigue absente, une touche de Beckett pour créer un sentiment d’inconnu pour nous inciter à participer et prendre part. Dans un contexte littéraire, peut-être. Mais dans le contexte de l’après-guerre, savoir qui est Godot n’a pas d’importance. C’est en reflet à une période de désespérance, de pessimisme quant au futur de l’Homme et de sa condition que la pièce existentialiste « En attendant Godot » a été conçue. L’absurdité de la situation humaine semble si complexe que, relativement, le mystère de Godot n’est plus un élément indépendant de la pièce, mais un intermédiaire ou un message.
“Si Godot doit suggérer l’intervention d’une entremise surnaturelle ou s’il représente un être humain mythique dont l’arrivée doit changer la situation ou si ces deux possibilités se combinent, sa nature exacte est d’importance secondaire.” (Esslin, 1963)
Du premier acte au dernier, la connaissance de Godot se fait avec chaque allusion et interjection d’imploration. Godot est l’entité supérieure, le but de tout, celui qui les sortira de leur torpeur et les sauvera de la spirale humaine. Les deux vagabonds stagnent dans l’attente, le supplie et l’implorent mais ce dernier ne répond jamais. A maintes reprises, ils le font et le refont, se centrant sur l’idée de le rencontrer. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Qui ?! Ces questions ne sont jamais répondues, la seule chose qui reste c’est de rester. Mais quand même, les supplications recommencent de plus belle à chaque acte. Donner à la condition humaine un but, même si ce but est rencontré un être totalement absent, semble diminuer l’absurdité de la vie. Le thème d’imploration à un quelconque être supérieur est le reflet de la France d’après-guerre, qui plonge la société dans une attente à fin immuablement indéterminée.
Plus encore, Vladimir et Estragon ne considèrent pas seulement que Godot est le pivot miraculeux, sauveur de la condition humaine, ils le considèrent être supérieur à eux. Cette hiérarchie est continuellement superposée aux évènements puisque la pièce se base principalement sur l’attente de Godot. Godot est donc forcément supérieur à eux. Beckett n’a même pas besoin de donner des explications dans la scène d’exposition (chose normalement faite dans le théâtre classique), il le fait à travers les supplications de Vladimir et Estragon.
Ce déséquilibre de pouvoir entre l’Homme et son Dieu, même parmi les croyants et les pratiquants français, n’est plus à ce point marqué. Les français d’aujourd’hui ne font plus place a la religion dans leurs quotidiens. En effet, un Français sur deux pense que la moitié de la nation est non-croyante. Cette vague d’indifférence vis-à-vis de la religion, concernant même les croyants, touche toute la nation :
« Etonnant contraste dans la société française en 1968 : l’affirmation incontestable de la croyance en Dieu se superpose à la réalité non moins évidente d’une civilisation qui se passe de Dieu. Dieu, dans la même époque, ressuscité et aboli. C’est là la grande contradiction spirituelle des temps modernes en France. » (Bouchaud, 2019).
En contrepartie, l’étendue de ce détachement n’atteint pas la totalité de la population française. La société française connait jusqu’à nos jours des évènements, bien que rares, qui montrent que la crainte envers Dieu reste un élément bel et bien existant, réintroduisant le rôle d’implorant à la condition humaine. Ceci réintroduit de même à la société française d’aujourd’hui l’absurde – de l’attente d’un être totalement absent – que Beckett prône par sa pièce et la réduction de l’homme à ses supplications.
« ESTRAGON. – […] Allons-nous-en.
VLADIMIR. – On ne peut pas.
ESTRAGON. – Pourquoi ?
VLADIMIR. – On attend Godot.
ESTRAGON. – C’est vrai. (Un temps.) Tu es sûr que c’est ici ? » (Beckett, 1952, p. 16)
Dans cet extrait ou Vladimir et Estragon sont retenues par leur soumission à l’être qu’ils attendent, car ils évoquent l’action de quitter sans jamais aller au bout, ce qui les mènent à changer leur volonté propre – de quitter – et rester là à implorer le tout-puissant. Ceci fait écho aux horribles évènements succédant en France à Paris le 7 Janvier 2015, concernant une caricature satirique publiée dans le journal Charlie Hebdo. Cet attentat, faisant 12 morts et 11 blessés s’est effectué au nom de la religion (Culture.gouv.fr, 2015). Même si la société française d’aujourd’hui prône ouverture d’esprit et libération de ce statut d’implorant qu’insinue Beckett par Vladimir et Estragon, ceci n’est pas totalement vrai.
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Passer le temps :
“L’homme, une petite espèce animale exagérément gonflée, qui – heureusement – n’a qu’un temps ; la vie terrestre même, un instant, un accident, une exception sans suite, quelque chose qui pour le caractère général de la terre reste sans conséquence ; la terre même, comme tous les astres, un hiatus entre deux néants, un événement sans plan, raison, volonté, conscience de soi, la pire sorte de nécessité, la STUPIDE nécessité…” (Nietzsche, 1888-1889)
Ce concept de temps perdu sans vraie conséquence est éminent dans toute l’œuvre de Beckett. Dès le début, la pièce montre deux personnages errant sur un plateau, mise en abyme par rapport au plateau théâtrale et au monde de l’œuvre. La profondeur de cette mise en abyme nous jette d’ores et déjà dans le gouffre d’une errance dont nous goûtons l’amertume quand nous ne faisons que passer le temps. Vladimir et Estragon s’encombrent de dialogues, de plans qui n’aboutissent pas, de jeux, de logorrhées frénétiques pour ne rien faire. Nous pouvons bien le remarquer dans l’extrait suivant :
« VLADIMIR : Relève ton pantalon.
ESTRAGON : Comment ?
VLADIMIR :- Relève ton pantalon.
ESTRAGON : Que j’enlève mon pantalon
VLADIMIR : Relève ton pantalon.
ESTRAGON : C’est vrai.
Il relève son pantalon. Silence. » (Beckett, 1952, p.132)
Dans cet extrait, Vladimir et Estragon se mettent à des jeux sans but comme pour se forcer à exister dans un moment qui en fait n’a pas lieu d’exister car il ne fait que perdre du temps. Le genre absurde dans lequel Beckett nous immerge d’une façon avant-gardiste par excellence résonne ici puisque notre esprit humain est alimenté par la motivation qui, quand on n’a pas de but, est noyée et asphyxiée. Ceci nous entraîne nous-même dans une indignation face à un présent qui ne semble servir à rien. Beckett lui-même semble emprunter la voix de Pozzo, un des personnages ayant pris source dans sa propre créativité, pour exprimer son indignation par rapport au temps qui s’écoule sans qu’on puisse le contrôler et, dans un ton un peu similaire à celui de Nietzsche dit:
« POZZO (soudain furieux). – Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. » (Beckett, 1952, p. 116-117)
Cette angoisse face au temps insaisissable nous fait remettre en question notre propre existence à tel point que notre motivation à faire, à créer, à persévérer commence de plus en plus à relever de l’effort plutôt que du spontané.
En post deuxième guerre mondiale, post-holocauste, post-Hiroshima et Nagasaki, post-apocalypse, le temps devient un néoplasie pour Beckett. Elle le ronge, et ne lui fait qu’attendre qu’elle le dévore entier. Ceci va même jusqu’à lui faire perdre notion, frôlant l’instabilité mentale, de ce qu’on appellerait plus vulgairement “folie”.
« ESTRAGON : Mais quel samedi ? Et sommes-nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ?
VLADIMIR (regardant avec affolement autour de lui, comme si la date était inscrite dans le paysage) : Ce n’est pas possible.
ESTRAGON : Ou jeudi. » (Beckett, 1952, p.52)
Ce genre d’instabilité mentale est aussi flagrant dans le dialogue jalonné de moments d’oubli, d’incohérences et de distorsion du temps et la façon avec laquelle il s’écoule et affecte l’environnement. Dans ce contexte de perte de temps, ou plus correctement dit, de perte de motivation à passer du temps, nous pouvons nous reporter dans le présent à la pandémie de la covid19 dont nous avons déjà étudié une facette un peu plus haut. Perte de motivation est synonyme de déstabilisation psychologique et de trouble de santé mentale que Beckett traduit artistiquement. Il serait alors pertinent d’évoquer les diverses conséquences de ce temps passé durant le confinement sur la santé mentale de la population. Des enquêtes menées par la Santé Publique Française montrent des taux plus élevés de dépression, d’anxiété, de troubles de sommeil ainsi que d’idées suicidaires en per-pandémie. (Santepubliquefrance.fr, 2021). Ceci illustre la similitude des conséquences mentales d’un temps passé à passer le temps sans motivation ni but.
D’un autre côté, La grande différence qui marque la période post guerre au confinement reste les bénéfices inattendus mais non moins les bienvenus, surtout environnementaux de la pandémie et du confinement qui a suivi: Le dispositif Airparif, une organisation responsable de monitorer la qualité de l’air dans la région parisienne a montré “Une amélioration conséquente de la qualité de l’air pour le dioxyde d’azote (polluant local principalement émis par le trafic) de -20% à -35% selon les semaines et jusqu’à -50% le long du trafic”. Les émissions d’oxyde d’azote et de dioxyde de carbone, tous deux des gaz à effet de serre, ont de même largement diminué (Airparif, 2020). Cette conséquence inattendue illumine un peu le cadre nocturne dans lequel la pandémie nous a submergés. D’un autre côté, une étude menée par le ministère de la santé français a montré une réduction des écarts des activités culturelles dans la population française qui se retrouve rajeunie (Jonchery, Lombardo, 2020).
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Conclusion :
Tout compte fait, la pièce de Beckett promeut des points de vue différents autour de thèmes existentialistes, surtout la condition humaine, le temps, l’attente et son sens, la métaphysique etc. Dans le contexte d’écriture, cela revêt une raison très évidente puisque l’après-guerre était une époque où l’Homme était jeté à ses pensées les plus profondes et les plus entremêlées pour être dévoré par elles. L’Homme est avant tout un animal qui, même avec une raison et le fameux cogito, procède instinctivement dans des situations d’urgences, de désarroi et de désespoir. C’est pour cela qu’on pourrait trouver un lien entre les messages de Beckett dans l’œuvre et la société française d’aujourd’hui ; surtout quand on regarde de plus près le comportement et les pensées des individus pris dans des évènements sociétales inédits, comme la pandémie de la covid19 ou les S.D.F.
En premier, l’impuissance de l’Homme est un thème éminent dans « En attendant Godot » où son décrit des personnages aux origines très différentes, dont la façon de penser est très différente, mais qui se réunissent en fin de compte dans le même sort face à leur humanité qui leur est commune, sous le poids du fardeau qu’est la condition humaine. Ce concept reste applicable dans l’époque contemporaine de par les Sans Domiciles Fixes, qui, bien que provenant individuellement d’origines très différentes, se réunissent tous sous le même acronyme « S.D.F. » qui les regroupe tant bien culturellement qu’officiellement. Heureusement que nous pouvons déceler une différence entre l’impuissance des années post-guerre et celles d’aujourd’hui, puisqu’avec l’évolution et le progrès le monde perçoit de plus en plus que tendre la main est un acte de bonté envers soi-même. Deuxièmement, l’action d’attendre constitue une thématique prédominante dans la pièce. L’attente est perçue par Becket comme inutile puisque le but, Godot, ne vient jamais, et les péripéties perdent leur rôle de dessiner les étapes qui mènent de la situation initiale vers la situation finale. L’observateur serait lui-même frustré par cette attente en vain. Nous pouvons percevoir la même amertume dans une attente que nous vivons tous, le confinement. Le bouleversement qu’a créé la seconde guerre mondiale ainsi que la pandémie toujours en cours ont submergé le monde entier dans une stagnation où attendre est tout ce qui reste à faire. D’un autre côté, le désarroi que cela pourrait susciter est assez différent car une guerre est une création humaine, alors que la maladie est un fléau déjà mentionné dans les premiers papyrus. Troisièmement, le concept d’implorant et d’imploré est mis en emphase car il montre l’impuissance de l’Homme. Dans l’œuvre de Becket, non seulement le nom de l’œuvre contient le nom “Godot”, mais aussi ce dernier est toujours supérieur en hiérarchie, se faisant attendre en silence, créant une aura de mystère dans son inconnu, ceci puisque Becket ne nous l’a simplement pas présenté. Lui est-il un étranger ? Un ancien ami aliéné ? L’après-guerre a frustré les croyances puisque si tout a un but, quel est celui d’une guerre mondiale qui a vu plus de sang couler qu’il ne contient de l’eau dans les mers ?
Finalement, le temps est devenu sans conséquences dans la pièce puisque les personnages ne font que passer du temps sans progrès ni développement. C’est comme si, pour Becket, la guerre avait créé un chiasme dans l’espace-temps où tout avait suivi son cours sauf l’humanité qui a arrêté toute son évolution, pire encore, a régressé. L’esprit humain est créé pour progresser dans le temps et un stop si hâtif cause une déstabilisation psychologique pathologique. Dans les années 1950, Beckett avait exprimé cela dans son art, dans cette œuvre. Les statistiques montrent que les troubles de la santé mentale ont connu des augmentations durant cette période en France, mais, d’un autre côté, le monde a essayé à qui mieux mieux de s’adapter et c’est grâce à cela que les différences culturelles liées à l’âge ont largement diminuée.
A mon avis, la pièce de Becket est en elle-même une description d’un temps passé de la même façon que serait décrit un paysage immobile et stagnant puisque la ligne droite de l’histoire n’existe pas dans la pièce ; il s’agit plutôt d’un cercle qu’on décrit en parties saccadée sans chronologie ni algorithmes bien pensés. L’absurde possède cette caractéristique de créer un sentiment d’empathie dans son observateur tout en étant cathartique et en rejetant ce dernier.
Références :
Beckett, S. 1952. En attendant Godot. Paris : Les Éditions de Minuit.
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